01 Oct Refusons le télétravail ou mettons le au centre d’organisations repensées !
La surprenante facilité du passage massif au télétravail pendant le confinement peut s’expliquer par deux évolutions historiques, accentuées ces dix dernières années :
- la formalisation des processus et, souvent, leur inscription dans l’informatique, permettant des interactions prédéfinies (progiciels), qui a d’ailleurs aussi permis l’externalisation et l’offshorisation de fonctions entières
- et la possibilité de se connecter de partout à un espace informatique donné, dans des conditions convenables de sécurité, base de la digitalisation.
Même si, dans le détail, les résultats sont mitigés pour les salariés comme pour les entreprises, l’échelle du phénomène force à une prise de conscience et ouvre évidemment des perspectives économiques et sociétales nouvelles : faut-il encore investir dans les bureaux ?
Mais la perspective d’une généralisation organisée du télétravail est piégée par l’historique :
- Premièrement, dans beaucoup d’entreprises aujourd’hui, le télétravail est une souplesse offerte aux salariés plutôt qu’un modèle d’organisation ; une sorte de mode dégradé, bordé par l’imposition d’une alternance bureau/maison.
- Deuxièmement, les organisations où il se pratique en modèle-cœur sont plutôt des petites entreprises, des start-up, très entrepreneuriales, sur un mode provisoire ou des entreprises de service qui travaillent chez leurs clients – bref une « niche » organisationnelle.
Si l’on veut généraliser, il faut inventer un nouveau modèle organisationnel, voire stratégique, en répondant à trois questions :
1/ Quelles sont les fonctions concernées ?
Il faut situer les fonctions en termes d’autonomie et de contrainte géographique.
Un certain nombre de fonctions (la production à forte immobilisation, l’entretien, le service à la personne, au moins en partie) ne peuvent être exercées à distance qu’au prix d’investissements importants.
Toutes les autres fonctions sont immédiatement concernées. Mais leur passage au télétravail nécessite une adaptation fonctionnelle et organisationnelle :
- Traiter la question du compagnonnage, du management de proximité, de l’interaction informelle, soit par des outils de communication instantanée soit par des rencontres périodiques.
- Établir des métriques et des pratiques qui permettent de contrôler le travail ou de responsabiliser sur des bases factuelles : la logique de temps de présence doit être remplacée ou repensée, ce qui ouvre nécessairement un chantier en termes de contrat avec les salariés, voire incite à passer d’une logique de salariat à une logique d’achat de prestations.
- Et pousser à fond le « zéro papier ».
Conséquence organisationnelle : beaucoup de grandes fonctions – RH, compta et contrôle de gestion, informatique, ingénierie – devront faire l’objet d’une segmentation, voire d’une partition entre les métiers « télétravaillables » et les métiers attachés à la géographie : à traduire dans les organigrammes et à articuler avec discernement.
2/ Quels sont les échanges clefs au sein de l’organisation ?
Il faut en effet, lorsqu’on instaure le travail à distance, repenser les interactions clefs, non seulement avec le management et les collègues immédiats (question précédente) mais aussi avec les fonctions connexes au sein de l’organisation.
Il y a cinq zones d’interfaces classiques dans la plupart des entreprises, dont le fonctionnement et le niveau de coopération sont essentiels à la performance globale mais que l’on traite plus ou moins par le hasard, plus ou moins par des processus de décision formalisés :
- la relation marketing/R&D,
- la relation R&D/Supply-chain,
- l’interface Supply-chain/ commerce,
- la relation commerce/marketing,
- enfin, les interfaces de pilotage entre toutes ces fonctions et les fonctions de management, de support et de contrôle.
Cet inventaire sommaire fait apparaître la variété des situations. Il n’y pas de modèle préétabli, d’une organisation à l’autre ; et le sujet doit être affiné pour être pertinent.
Mais la proximité géographique – quoique toujours partielle – facilite les coopérations informelles et sauve beaucoup de situations par des rencontres et frottements impromptus.
Le télétravail risque donc de menacer des relations naturelles peu formalisées comme il peut être l’occasion de refonder sur des bases plus rationnelles des coopérations géographiquement difficiles jusque-là.
Une fois gérées les interactions au sein de la fonction, le télétravail est l’occasion de repenser le fonctionnement de l’entreprise autour des interactions clef : le problème n’est plus d’être à son bureau 2 fois par semaine, avec tous les risques d’y rater les rencontres aléatoires, mais plutôt de structurer des rencontres systématiques inter-fonctions à distance, ou de leur donner une traduction géographique pour tout ce que la relation à distance ne permet pas.
Place à des sièges d’entreprise constitués uniquement de salles de réunion et de machines à café !
3/ Ensuite, comment gérer les risques provoqués par ce changement de lien ?
La généralisation du télétravail rend beaucoup plus poreuse la frontière privé/public.
Elle constitue une menace pour le salarié, qui doit aménager son espace privé et accepter de changer les limites qu’il avait mises entre travail et loisir. La sédentarité, la solitude et l’enferment dans la cellule familiale, constituent un danger pour la santé au travail, voire un risque de surmenage.
Elle constitue aussi un danger pour l’entreprise qui devra refuser de se laisser imposer une rigidification du lien par les salariés. Si l’entreprise veut échapper au repli individuel et forcer les micro-coopérations, critiques dans l’efficacité et la souplesse quotidienne de la plupart des services administratifs sédentaires, elle devra instituer, par exemple, des interactions instantanées (« chat » obligatoire 8h par jour…) ou périodiques (meeting marketing / vente toutes les semaines au siège). C’est dire que le télétravail est, en cible, un mode de coopération contraignant, une astreinte, autant qu’une souplesse pour les salariés.
Existe enfin, paradoxalement, le risque, à terme, que les salariés renforcent la protection de leur espace privé en se repliant sur leur cellule familiale, l’entreprise devenant totalement périphérique. Observons par exemple les protections classiques et discrètes des métiers itinérants (livreurs, conducteurs de train, commerciaux) face à leur entreprise, maintenue subtilement à distance.
Ce sujet est sans doute à aborder par la question de la généralisation ou de la sélectivité du dispositif, par celle de la progressivité ou de la brutalité de l’évolution ; mais aussi par une transformation du lien managérial dont le management actuel des métiers itinérants pourrait servir de modèle à plus d’un titre. Dans tous les cas, il ne passe sans doute que marginalement par les systèmes de « tracking » physique des salariés dont on entend parler en ce moment, en particulier dans les métiers de la finance, impopulaires sinon illégaux et sans doute peu efficaces à terme.
4/ Un projet d’entreprise aux impacts économiques, humains et opérationnels majeurs, pas un thème de plus dans les Négociations Annuelles Obligatoires !
Le télétravail est un projet global : oubliez les modes de contractualisation et de responsabilisation, négligez la structuration des interactions inter-fonctions, contentez-vous de demander 2 jours de présence : vous obtiendrez la balkanisation sans économies et la souplesse pour tous sauf pour l’entreprise.
Au moment où vont commencer les négociations annuelles entre les Directions et les instances représentatives, il n’est que temps de penser le télétravail en fonction d’un projet d’entreprise revisité, en impliquant l’ensemble du management et en évitant les solutions locales plus ou moins bricolées.
Une fois un court inventaire effectué, il y a cinq chantiers à mener de front :
- une redistribution ponctuelle des organisations pour homogénéiser les modes de fonctionnement des cellules élémentaires
- un travail, fonction par fonction, sur les modes de management et les modes de compagnonnage, appuyés sur de la technologie ou des rencontres imposées ; en n’excluant pas fermeté et contrainte
- une structuration des échanges inter-fonctions, repensée sur une base nouvelle, permettant un niveau de coopération renforcé ; les efforts de coopérations étant ciblés et organisés
- la mise en perspective humaine et contractuelle du lien individu/institution, y compris contractuel
- enfin, l’accompagnement technique des modes de fonctionnement et la refonte des locaux.
Reste à trouver, au cas par cas, le bon tempo, entre les travaux de fond sur l’organisation, nécessaires pour changer de modèle, et l’exercice des négociations nationales et locales, pour rendre possible un lien collaborateur-entreprise fondé sur de nouveaux principes.
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